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Pour une réflexion de gauche sur l’art contemporain

1797600_699015486862255_4011275143500285585_nIl est manifestement possible aujourd’hui de définir, en gros, une vision «de gauche» de l’économie, des sciences humaines ou encore du développement de la planète, de la croissance et de bien d’autres questions et activités, par contraste avec une vision générale «de droite». C’est un fait incontestable, quoi que parfois complexe et problématique et, bien sûr, ouvrant sur une infinité de distinguo, de réserves et de polémiques.

Mais serait-ce possible de faire la même chose avec les arts plastiques ? Existerait-il une aptitude qui puisse se dire de gauche envers la peinture, la sculpture, les installations et le grand cirque si souvent ludique et superficiel de l’art contemporain ?

Ce qui arrive au cours de nos années confuses (pas seulement sur le plan de l’art) est que chaque idée, chaque position, chaque choix ne semble plus être soumis à responsabilité, ne répond plus à rien ni à personne. Dans l’énorme vacarme de la culture de l’éphémère et du superficiel qui est de notre époque, chaque chose désormais en vaut une autre, et possède le même son. Tout s’amoncelle dans le soi-disant écroulement des idéologies et repose sur la popularité inépuisable de la pensée unique.

Donc, la question qu’on peut se poser n’est pas plus bête ou inutile qu’une autre. Existe-t-il une vision de l’art et de son rôle dans notre vie différente de celle qui prédomine aujourd’hui, et qui puisse se dire de gauche ?

Comment décliner aujourd’hui le mot «art», si banal et continuellement évoqué mais aussi tellement fuyant, polyvalent, ambigu ? Tout le monde en parle, tout le monde l’évoque mais… comment peut-on le définir au quotidien ? Nous verrons tout de suite que cette question en ouvre bien d’autres encore.

Avant tout, il faut dire qu’a ce jour chez la quasi-totalité des intellectuels et des opérateurs du secteur artistique (critiques d’art, marchands, galeristes, directeurs de musées, responsables d’espaces d’exposition etc…) le sens commun prédominant ne considère pas art contemporain toute œuvre qui se fait aujourd’hui, mais au contraire exclusivement celles qui utilisent des langages, des techniques et des modalités donnés, celles-ci et pas d’autres. Et que, suivant cette vision, presque universellement et aveuglement acceptée, l’art acquiert la qualité de contemporain seulement s’il suit les diktat des tendances aujourd’hui à la mode. Ce qui va exclure catégoriquement tout ce qui n’est pas homologué ou résigné ou parallèle au système qui s’est mis en place.

Évidemment la question n’est pas d’établir ce qui est art et ce qu’il ne l’est pas. Pour imaginer un rôle, une dimension, une épaisseur sociale et progressive pour l’art, c’est-à-dire une vision «de gauche» de l’art de nos années, rôle qui n’est pas nécessairement d’opposition mais plutôt de proposition, il faut préalablement assurer une véritable, réelle liberté de création et de circulation, de communication et de marché, autant privée que publique.

C’est-à-dire qu’il faut viser une vraie politique artistique et culturelle au niveau des institutions européennes, capable d’orienter, inspirer et corriger les politiques régionales en cette matière. Une politique publique qui aujourd’hui nous manque totalement. Car ici – comme en beaucoup d’autres domaines – les orientations et les comportements du marché ne peuvent pas, à eux seuls, remplir la tâche. Tout ce qui n’est pas homologué aux orientations du moment des grand cartels de l’art contemporain (Fondations, lobbies des dirigeants de grand Musées et institutions, grands marchants et collectionnistes-spéculateurs etc…) risque sérieusement d’être marginalisé et tout bonnement de disparaître.

Mais laissons la politique aux politiciens et aux faiseurs de lois. De notre part, nous savons qu’à partir d’au moins la seconde moitié du XIX siècle le traditionnel système de l’art est entré en crise. Formes de communication et de création artistique nouvelles sont nées, qui n’étaient pas prévisibles, comme la photographie et le cinéma et puis la télévision et internet, au point qu’en cascade se sont manifestés toute une séries de modifications profondes de l’expérience esthétique et de l’imaginaire collectif. Pendant longtemps, a observé Benjamin, un des traits particuliers à l’œuvre d’art a été celui de son unicité et de sa non-reproductibilité. Mais avec les nouvelles techniques tout à changé, en affirmant envers un public quasi universel un différent sentiment de ce qui est artistique. Tout ceci est bien connu, et donc peut-on dire qu’à cette «descente» sur terre a suivi la fin d’une conception aristocratique de l’art, en tant que privilège pour élites, en tant que valeur éternelle ou mythe d’un art pur et supérieur aux contingences du monde ?

Au fond, c’est à partir de là que les frontières du savoir-faire artistique se sont déchirées. Dorénavant un objet qui n’est pas art peut le devenir, s’il va être exposé ou présenté comme tel à partir d’une certaine autorité, d’un milieu prestigieux, d’un contexte d’influence. Mais voilà que, de la formidable liberté créatrice et progressive qui descend de cette «révolution» et qui clos une époque et en ouvre une autre, on passe tout de suite aux excès arbitraires, aux licences injustifiées. La grande masse des médiocres, des non habiles, des incompétents et opportunistes sans talent plonge sur l’occasion qui va s’ouvrir. Il vont finalement pouvoir se considérer et être considérés des «maitres». D’une trouvaille, d’une idée plastique ou conceptuelle quelconque (voir la seule de toute leur vie créative) ils vont faire une carrière, une identité. Et c’est bien d’ici que, comme conséquence imprévue, comme effets collatéraux des avant-gardes artistiques du XX siècle, s’ouvrent en éventail les racines de la pénible situation actuelle du contemporain.

Or une conception artistique «de gauche» ne peut l’ignorer, et se doit de transformer la question posée plus haut dans une autre, qui est la suivante : la validité et la valeur d’une œuvre d’art plastique d’aujourd’hui sont-elles déterminées et paramétrées seulement par leur succès commercial ? Faut-il accepter cette empire, ou bien faut-il intervenir, reformer, subventionner comme on le fait pour beaucoup d’autres formes d’expressions culturelles, voir le cinéma, le théâtre, la littérature, la poésie etc. ? Et encore : en quoi consiste la qualité d’une œuvre d’art d’aujourd’hui pour une vision «de gauche» ?

Nous vivons une époque qui a rendu quasi universelle l’existence de sceaux de qualité des produits pour la garantie des consommateurs. Mais il s’agit là d’une pratique commerciale qui s’adapte très mal au domaine artistique, et qui du reste (nous l’avons sous les yeux) peut avoir des conséquences néfastes, car elle mène à la dépersonnalisation des artistes, à l’uniformatisation des langages et des poétiques, à la banalisation de la réflexion et de la pratique esthétique en transformant le talent individuel en brand, en firme standardisée reconnaissable, au service des modes et de leurs fluctuations.

Une vision «de gauche» est une conception avancée de la question. Elle passera par un engagement culturel capable d’opérer pour que tous les protagonistes (critiques, opérateurs, grand public et surtout eux, les artistes plastiques), retrouvent une véritable dimension contemporaine pour l’œuvre d’art. Une dimension de substance, donc une dimension en soi et non en tant que marchandise pure, fétiche, status-symbol ou récipient de valeurs éphémères.

Dans quelle direction agir pour cela ? Comment opérer pour corriger, et poursuivre une sorte de décroissance sereine des fausses valeurs qui entourent l’art actuel ? Comment travailler pour que l’art actuel puisse devenir une sorte de loupe d’agrandissement, un «outil» poétique à disposition du public, apte à mieux pénétrer dans la complexité humaine et phénoménologique du réel et à mieux comprendre ?

Certes, ce n’est pas le plus urgent ni le plus capital des problèmes qui agitent notre présent. Mais il faudra bien tout de même prendre conscience du fait que les générations futures, quand elles se pencheront sur notre culture artistique et sur la mémoire d’une large majorité de nos musées contemporains et de nos expositions, trouveront de biens bizarres documents, témoignages extravagants d’une fracture dramatique entre notre dimension esthétique et les circonstances de la réalité que nous vivons, entre la vie réelle des hommes et femmes de la planète et le témoignage d’images, évocations et simulacres que nous allons laisser en héritage. Ce sera une archéologie de la folie, du cynisme et du désengagement, justifiée par sa valorisation strictement commerciale, le miroir déformant et déformé – pour paraphraser Herbert Marcuse – d’un siècle qui n’a su péniblement exprimer qu’une seule dimension.

Giorgio Seveso, critique d’art et journaliste italien, vit à Milan. Il a collaboré pendant plus de 20 ans avec l’Unita, quotidien du Parti communiste italien fondé par Antonio Gramsci, et collabore aujourd’hui avec de nombreux journaux et revues spécialisées en Italie.

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