Dans l’acte de naissance du Mouvement Unitaire Progressiste, Robert Hue mettait en avant trois idées fortes : une réduction massive des inégalités de salaires ; une baisse drastique du budget militaire de la France ; et la suppression de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. C’est sur ce dernier point que l’on se propose de revenir dans cette contribution.
Résumé
Par ses fondements historiques et institutionnels, cette procédure électorale ne s’inscrit pas dans l’histoire nationale. Elle n’est en aucune manière consubstantielle avec la démocratie française, ni même avec la Vème République. (Chapitre 1)
La philosophie politique qui sous-tend l’élection directe du président de la République est contraire aux valeurs de gauche. Dans un tel mode de scrutin, où prime l’incarnation d’un « chef », les partis de gauche sont d’emblée défavorisés et contraints de renoncer à une part d’eux-mêmes. (Chapitre 2)
Enfin et surtout, le suffrage universel direct s’avère être le plus mauvais moyen d’expression de la démocratie au sein d’une société. Les théoriciens de droite comme de gauche s’accordent sur ce constat d’affaiblissement de la démocratie sous un tel régime. La France est d’ailleurs le seul pays industrialisé à recourir à ce procédé pour élire un président doté de réels pouvoirs exécutifs. (Chapitre 3)
Depuis bientôt cinquante ans, la gauche française accepte de jouer un jeu dont, neuf fois sur dix, elle est sûre de ressortir vaincue.
Cette aberration historique berce notre vie politique et endort doucement les partis progressistes, comme hypnotisés par ce miroir aux alouettes. Oubliant leurs valeurs fondamentales, tous les leaders de gauche sont partis, fleur au fusil, à l’assaut de cet Himalaya électoral, sans même remarquer qu’on avait auparavant pris soin de leur couper les jambes…
Mais s’il ne s’agissait que de la gauche, l’affaire resterait mineure. C’est avant tout sa capacité de nuisance institutionnelle et le faible degré démocratique du scrutin qui est dommageable. Quel que soit le champ d’analyse concerné – économie politique, droit public, histoire ou philosophie – toutes les réflexions un tant soit peu sérieuses excluent cette hypothèse du champ démocratique moderne. Et parmi les nations qui nous entourent – à l’exception peut-être remarquable de la Russie de Poutine (…) – toutes ont unanimement rejeté ce plébiscite déguisé pour élire leurs chefs d’État.
Au nom du respect de la démocratie, tout simplement.
1. L’élection du président au suffrage universel direct, une anomalie historique
Par quel miracle l’élection du président de la République au suffrage universel direct s’est-elle imposée comme une évidence dans les esprits ?
Perçu aujourd’hui comme un élément immuable de notre paysage politique, le suffrage universel direct est pourtant aux antipodes de l’esprit républicain et démocratique français !
Par le battage médiatique qu’elle suscite, l’élection du président au suffrage universel direct apparaît comme allant de soi, comme un élément constitutif de notre démocratie. Le mode de scrutin s’est installé comme une véritable « doxa » institutionnelle, une immanence naturelle que plus personne – ou presque – n’ose remettre en cause.
Un retour historique – décidément – s’impose.
Avant le semi-coup de force du général De Gaulle en 1962, un seul autre président français avait été élu au suffrage universel direct : Louis-Napoléon Bonaparte, en 1848.
Et le précédent, en l’occurrence, est pour le moins fâcheux : trois ans plus tard, il fomentait un coup d’État, s’emparait du pouvoir et fondait le Second Empire, mettant ainsi entre parenthèse les aspirations démocratiques du peuple pour une bonne vingtaine d’années…
Certes, De Gaulle et ceux qui l’ont suivi ne sont pas allés jusque là. Mais les graves carences démocratiques du suffrage universel direct n’en sont pas moins flagrantes.
En 1962, pour faire passer son projet, De Gaulle eut recours à une invraisemblable dramatisation.
Le moment historique a été choisi avec soin : la fin de la guerre d’Algérie, la France s’éveillant à peine d’un conflit qui allait plomber sa conscience collective pour quelques décennies. De Gaulle savait que tout lui était possible à ce moment là, une large majorité des Français lui étant infiniment reconnaissant de les avoir sortis du bourbier algérien.
Vous avez dit dramatisation ?…
« …Les attentats qui ont été perpétrés et ceux qui sont préparés (sic) font voir que ma disparition risquerait de replonger la France dans la confusion de naguère et, bientôt, dans la catastrophe… ». Discours aux Français du général De Gaulle, le 18 octobre 1962
Mais la dramatisation prend tout son poids – et quel poids ! – quand on sait que l’annonce de son projet institutionnel survient un mois après l’attentat du Petit Clamart, dont il n’avait réchappé que de justesse. La « petite histoire » du Grand Charles rejoignait la grande histoire de De Gaulle, une conjonction historique que l’habile politique ne pouvait manquer.
Après l’électrochoc médiatique, De Gaulle va réaliser une étonnante contorsion législative où, si la démocratie ne fut pas bafouée, elle n’en fut pas moins trahie.
Hormis les (tout) proches de De Gaulle, la grande majorité de la classe politique – de droite, du centre, comme de gauche – est contre un projet perçu comme un véritable recul démocratique.
Qu’à cela ne tienne ! De Gaulle contourne allégrement le Parlement en recourant à l’article 11 plutôt qu’à l’article 89 de la Constitution, qui implique l’aval des élus pour toute modification de la Constitution.
Il passe en force par la voie exclusivement référendaire, quitte à casser quelques œufs au passage : l’élection du président au suffrage universel direct fut l’occasion de la seule et unique motion de censure qui n’ait jamais été votée par une Assemblée contre un gouvernement dans l’histoire de la Vème République, de 1958 à aujourd’hui.
2. Une machine à faire perdre la gauche
Si De Gaulle a peut-être voulu croire au mythe de « l’homme au-dessus des partis », sa décision de modifier le mode de scrutin présidentiel n’est pas exempte – loin s’en faut – de considérations éminemment partisanes.
On sait que la droite a l’habitude d’avancer masquée et de travestir ses aspects les plus profondément idéologiques sous l’apparence de la « normalité » ou de la « nature ». Formellement, le suffrage universel direct respecte les principes démocratiques. Les candidats de chaque camp partent à égalité de chances dans une compétition qui se veut ouverte et équitable.
Mais cette équité n’est qu’une façade. En centrant le débat sur une personnalité, un individu, le suffrage universel direct introduit un véritable biais démocratique.
Les candidats de gauche, pour entrer dans l’arène, doivent au préalable se dépouiller de ce qui constitue le fondement de leurs valeurs : l’idéologie de gauche place le collectif au cœur de l’action politique, elle accorde la primauté absolue au projet de société et non à son incarnation physique.
En recherchant la figure d’un « chef », la gauche s’est partiellement dévoyée.
Certes, il y eut François Mitterrand.
Mais il fut un incident de l’Histoire, l’émergence d’une personnalité aux qualités exceptionnelles, capable de conjuguer les paradoxes avec une facilité inégalée. Faudra-t-il attendre 20, 30 ou 40 ans avant que la gauche ne trouve un nouveau Mitterrand ?
Dans les faits, depuis 47 ans que le suffrage universel direct est en vigueur, la gauche n’est parvenue à s’imposer au sommet de l’exécutif que durant 14 ans, une période à laquelle il faut encore retrancher 4 années de cohabitation… un bilan si maigre que l’on peut se demander comment les responsables de gauche peuvent encore continuer à persévérer dans cette voie.
Et inutile de dire à quel point les querelles personnelles ont sapé le travail des partis de gauche au cours des dernières années… les exemples seraient innombrables !
Comment s’étonner qu’un jour ou l’autre, ce système de personnalisation extrême du pouvoir n’ait amené, au second tour de l’élection présidentielle, le représentant du parti qui milite par-dessus tous les autres pour le « culte du chef » ?…
Et là encore, en 2002, la gauche en fut la principale victime.
Non-seulement le suffrage universel direct favorise le bipartisme, mais il va nettement plus loin en accordant à chaque camp un rôle bien défini : la droite prend le pouvoir, la gauche rentre dans l’opposition…
Mais surtout, l’élection du président au suffrage universel direct n’est pas seulement nuisible à la gauche, elle est un véritable poids mort dans le fonctionnement de nos institutions. En premier lieu, sur le plan théorique, il est démontré que l’élection du président au suffrage universel direct apparaît comme un très mauvais moyen d’expression démocratique.
L’école du « public choice » – pourtant peu favorables aux mouvements progressistes – a démontré que la règle majoritaire, appliquée à une élection binaire (choisir entre A ou B), était le moyen le plus sûr de parvenir au résultat le moins démocratique possible. (G. Tullock dans On Voting : a public choice approach).
Et le vote binaire, appliqué au choix de régime, implique la maximisation de la frustration générale, expliquent les tenants de cette école.
La démocratie est décidément « le pire des régimes à l’exclusion de tous les autres », mais le recours au suffrage universel direct pour l’élection du chef de l’État et le pire des scrutins, alors que de nombreux autres existent.
Précisément, si les nations modernes se sont dotées de Parlements aux 18ème et 19ème siècles, c’est pour tenter d’atténuer les distorsions graves dont la démocratie peut faire l’objet.
Au regard de notre vie politique nationale, inutile d’évoquer la quelconque hyper-présidence de certains : tous les présidents de la Vème République se sont inscrits dans la lignée gaullienne.
MM. Giscard, Mitterrand ou Chirac ont bien promis, avant leur élection, de pratiquer une présidence modeste. Aucun d’entre eux n’a tenu cet engagement.
Le Général voulait dépasser la « République des partis », l’objectif a manifestement échoué.
Pire, pour survivre sur la scène politique et médiatique, les partis n’ont souvent d’autre choix que de présenter un candidat à l’élection présidentielle. Même les petits partis, qui pourraient faire profiter leur famille politique de leur soutien, sont contraints de proposer une candidature, fut-elle de témoignage – et là encore, le précédent de 2002 montre à quel point cette parcellisation peut être dévastatrice à gauche.
En fait, la bipolarisation de la vie politique que l’on attribue souvent à la Vème République, ne lui doit rien, ou presque. En fait, ce sont avant tout les facteurs économiques qui ont un temps maintenu la bipolarisation du paysage politique français.L’analyse de Daniel Gaxy (reprise par Bastien François dans À quoi sert l’élection du président au suffrage universel ?) montre que la bipolarisation s’est surtout installée pour faire face à la hausse des coûts de campagne, les candidats isolés ayant besoin du soutien d’un parti pivot pour concourir aux différentes élections.
Quelle place le président de la République doit-il tenir dans nos institutions ? Plus personne ne peut répondre à cette question. Le suffrage universel direct a transformé le président-arbitre en président-capitaine. Mais les trois cohabitations que nous avons connues ont montré que le président, élu par le peuple, pouvait se trouver mis en minorité par ce même peuple. D’arbitre, le voici devenu premier opposant de France et tous les moyens lui sont bons pour freiner le travail du gouvernement… l’absurdité érigée en norme constitutionnelle.
Et l’« arbitre » de nos institutions, dans tout cela, a disparu.
Nous sommes le seul pays « démocratique » de la sphère occidentale qui confère au chef des l’État des pouvoirs exécutifs, alors que celui-ci demeure « irresponsable » devant le Parlement (au sens où il ne peut être démis par les élus, alors qu’il dispose du pouvoir de dissolution).
Le résultat final est particulièrement inquiétant : Les derniers présidents élus représentent une part de plus en plus réduite de la population française.
En 1965, De Gaulle et Mitterrand représentaient à eux deux, au premier tour, 64,06 % des inscrits sur les listes électorales. Au premier tour de l’élection de 2002, Jacques Chirac, qui fut élu avec le score pachydermique de 82,2 %, ne représentait que 13,7 % des inscrits.
Le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral était censé donner la garantie d’un régime présidentiel majoritaire. Mais même alors, en cas de départ anticipé du chef de l’État ou de dissolution de l’Assemblée nationale, nous assisterions à un retour en arrière immédiat !
Avec ce mode de scrutin, la France apparaît totalement isolée sur le plan international. Contrairement à tous nos voisins, et en dépit du bon sens, l’attribution du pouvoir se fait en France, par le biais de deux élections.
Quel que soit la nature du régime – qu’il s’agisse de monarchie constitutionnelle ou de République, de régimes parlementaires ou présidentiels – aucune démocratie moderne n’a adopté le « modèle » français.
Sur les 14 pays de l’Union européenne qui élisent leur président au suffrage universel direct, 13 n’accordent au chef de l’État qu’un rôle de représentation. Un seul pays européen cumule à la fois l’élection au suffrage universel direct et l’octroi de pouvoirs exécutifs et régaliens au président de la République : la France.
Parfois, les fonctions symboliques et exécutives du pouvoir sont clairement séparées, avec le cas échéant, un monarque ou un président-arbitre sans pouvoir exécutif. Dans d’autres cas, les régimes présidentiels élisent leur chef de d’État par un collège intermédiaire.
À ceux qui craignent que l’abandon du suffrage universel direct n’implique un retour à l’instabilité de la quatrième République, rappelons quelques faits tout simples : sans être élus au suffrage universel, les Premiers ministres allemand ou anglais disposent d’une stabilité politique remarquable ; à l’inverse, l’Autriche ou le Portugal, qui recourent au suffrage universel, ne parviennent pas à imposer un pouvoir exécutif fort.
En refusant de trancher entre régime parlementaire et présidentiel, l’Hexagone reste dans une zone grise où tous les blocages institutionnels sont possibles.
La nature du régime peut être discutée. Les tenants d’une présidentialisation comme ceux d’un régime parlementaire ont chacun de bons arguments à défendre. La France devra, tôt ou tard, choisir les modes d’expression de sa représentativité. Mais quelle que soit l’opinion de chacun, l’élection du président au suffrage universel direct restera toujours un point noir dans la vie politique française. Certes, supprimer ce mode de scrutin ne sera probablement pas populaire. Priver les Français de ces grandes joutes quinquennales et moyenâgeuses ne sera pas facile. Mais, parce que nous sommes de gauche, nous n’avons pas le droit de renoncer à renforcer la démocratie. Nous devons parier sur la prise de conscience du peuple français, pour qu’il réalise à quel point il est urgent de rompre avec cet archaïsme absolu : il faut supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel direct.
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