La démocratie participative : gadget médiatique ou nouvelle conception de la démocratie.

Tous les courants politiques, de droite comme de gauche, se réclament aujourd’hui de la démocratie participative, sans que l’on sache très bien s’il s’agit simplement de trouver un dérivatif à la crise de légitimité des partis politiques, ou si véritablement il s’agit de dépasser la démocratie représentative et le clivage entre représentés et représentants. La démocratie locale a expérimenté de multiples formes de démocratie participative : referendums populaires, conseils de quartier, jurys citoyens, etc…multiplient les formes d’expression directe des citoyens, mais la « participation » mise en œuvre renvoie toujours à une initiative venue d’en haut et qui entend bien maîtriser et canaliser l’initiative venue d’en bas.

On « participe » à une expérience conçue et organisée par d’autres. Le verrouillage est double : d’un côté les thèmes abordés sont limités aux thèmes relevant directement de l’environnement immédiat, de la vie quotidienne du comité, du petit groupe, aux dépens des thèmes stratégiques ; de l’autre côté, la coordination des comités locaux reste de la responsabilité du pouvoir central, au nom de la légitimité que lui donnent le suffrage universel et la représentation de l’intérêt général de la population.

Les expériences tentées au Brésil par le Parti des Travailleurs dans la ville de Porto Alegre, mais aussi dans toute une série de villes , ont certes eu le très grand mérite de permettre une réelle participation des couches populaires les plus déshéritées aux assemblées de quartier qui ont exprimé leurs besoins les plus pressants et les plus immédiats (assainissement, routes, écoles, centres de santé, création de micro-entreprises), mais on a pu constater que plus les décisions s’élevaient en généralité, plus s’opérait un tri social qui favorisait la participation d’une élite diplômée et qualifiée. Par ailleurs la démocratie participative brésilienne s’est cantonnée dans l’espace local et n’a pas remis en cause le clientélisme et la corruption qui marquent les institutions régionales et nationales.

Ce constat vaut tout autant pour la participation des travailleurs dans les entreprises. Le management « participatif » a mis en place, après Mai 1968, toute une série de dispositifs visant à accorder une large autonomie aux collectifs de travailleurs pour organiser leur propre travail (groupes semi-autonomes, cercles de qualité), mais en même temps la « responsabilisation » des salariés était subordonnée à la réalisation d’objectifs de rendement et de rentabilité financière étroitement surveillés par la hiérarchie, ce qui a abouti à alimenter la défiance et le retrait des salariés quand ils ont compris qu’on leur demandait de s’auto-exploiter, au point par exemple de voir leurs suggestions et leurs innovations utilisées pour diminuer les effectifs dans l’entreprise.

C’est ce même constat qui a abouti à l’échec des « conseils d’atelier » et des « groupes d’expression directe » mis en place par les lois Auroux en 1982-1983 , avec pourtant le soutien des partis de gauche et des principaux syndicats (CGT et CFDT) . Non seulement la hiérarchie dans la plupart des entreprises a fait preuve de la plus mauvaise volonté pour répondre aux question précises posées par les groupes, notamment quand ces questions dépassaient les « limites » imposées par la loi aux thèmes débattus (salaires, investissements, avenir économique de l’entreprise), mais on s’est vite rendu compte que les deux partis de gauche manifestaient la plus grande méfiance à l’égard de processus pouvant prendre un tournant autogestionnaire. Le PCF et la CGT se méfiaient d’une expression directe perçue comme un moyen pour les directions d’entreprise de contourner les syndicats et les institutions représentatives, tandis que le PS, un temps gagné par les références à l’autogestion, mais soucieux avant tout de contrôler les limites de l’expression directe des salariés, voulait à tout prix éviter une mainmise de la CGT et du PCF sur les entreprises publiques nationalisées, à l’instar des nationalisations de 1945.

Mais les uns et les autres ne se méfiaient-ils pas encore plus de la vague spontanée des « auto-gestions ouvrières » comme celles mises en place en 1944 dans une centaine d’entreprises réquisitionnées, notamment à Lyon, Marseille et Toulouse ? Il ne s’agit plus alors de la même démocratie « participative », il s’agit de l’intervention directe des ouvriers dans les comités de gestion des usines réquisitionnées, pour construire des gestions alternatives, anticapitalistes, dans l’atmosphère particulière de la Libération et de l’élan collectif suscité par le Conseil National de la Résistance.

A l’évidence on change alors complètement de registre : il ne s’agit plus, si l’on se réfère au mouvement autogestionnaire, de dispositifs ponctuels relevant au pire du management participatif, au mieux d’expériences de démocratie locale marginales, subordonnées à un système politique qui reste centralisé et toujours marqué par un clivage profond entre la masse des citoyens et leurs représentants, entre la base sociale (syndiqués, militants de base) et les sommets décisionnels. Il s’agit d’une expérience historique mondiale marquée par les comités d’usine et les soviets de Russie en 1917, par la vague conseilliste de 1919-1920 (Allemagne, Autriche, Hongrie), la grève générale de 1936 en France, les comités de gestion des usines réquisitionnées dans la France de 1944, les conseils ouvriers de Pologne et de Hongrie en 1956, le grand mouvement mondial des ouvriers et des étudiants en 1968, et son prolongement dans les usines autogérées dans les années 1970 (Lip, Rateau, Le Joint français, etc…) et ce jusqu’aux mouvements sociaux massifs des cheminots, des lycéens et des étudiants dans les années 1986-1995.

A chaque fois, les tentatives d’intervention des travailleurs et des citoyens « par le bas » se sont heurtées à la structure pyramidale et autoritaire tant des partis social-démocrates que des partis communistes construits sur le modèle bolchévique (priorité à l’avant-garde éclairée par la « science » marxiste-léniniste ; centralisme dit démocratique). En fait la réalité est plus complexe. A la CGT comme au PCF ces expériences autogestionnaires opposeront souvent des militants de base très impliqués dans l’intervention directe au niveau de l’usine ou de l’entreprise et des instances dirigeantes peu soucieuses de favoriser la « collaboration de classe » ou de généraliser des « soviets » sur le modèle de 1917. En 1944, le conflit opposera même les directions nationales du PCF et de la CGT aux syndicalistes communistes de Marseille ou de Toulouse qui voulaient généraliser l’expérience autogestionnaire des usines réquisitionnées ; en 1968 la CGT se battra pour la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, mais seules des expériences minoritaires feront vivre ce type de syndicalisme décentralisé, reposant sur un réseau de véritables militants, au plus près des ateliers et des services.

Le syndicalisme reposant sur un réseau décentralisé de militants s’oppose au syndicalisme de services, sur le modèle de l’Europe du nord ; longtemps proche des directions d’entreprise, il privilégia les négociations au sommet et la prestation de services (gestion de l’assurance-chômage, formation professionnelle, loisirs, prêts immobiliers, etc…), jusqu’à la « rupture systémique » actuelle, consécutive à la crise économique et à la fin du pacte consensuel entre les syndicats, les patronats et les gouvernements social-démocrates.

Autant le problème autogestionnaire relève du temps long historique (on peut remonter à la Commune de Paris de 1871, voire à la démocratie athénienne de l’antiquité), autant il importe de prendre en compte la spécificité de la société capitaliste actuelle. Le capitalisme informationnel a engendré des mutations profondes qui rompent avec le capitalisme industriel du siècle dernier, mais simultanément introduisent des tendances contradictoires, mélange d’individualisme exacerbé et de nouvelles formes de coopération. La reconfiguration flexible des entreprises en réseaux (externalisation, sous-traitance) a décomposé l’ancien travailleur collectif fondé sur la stabilité de l’entreprise compacte, multifonctionnelle, de la révolution industrielle, tandis que la mondialisation de la concurrence capitaliste déstabilisait les acquis sociaux des trente glorieuses fondés sur les conventions collectives de branche et une protection sociale enfermées dans l’espace territorial des Etats-nations.

Mais en même temps, des formes nouvelles de coopération commencent à émerger des luttes syndicales pour la reconnaissance du nouveau collectif de travail, à l’échelle de l’Europe et des groupes européens, pour dépasser l’opposition entre salariés statutaires de l’entreprise-mère et salariés sous-traitants en régie, entre stables et précaires (voir par exemple la lutte juridique menée par la CGT d’Airbus pour la reconnaissance de sa communauté de travail). De même l’individualisme aveugle et destructeur de la concurrence marchande se voit opposée l’autonomisation individuelle des salariés qui construisent de nouvelles solidarités avec de nouveaux outils offerts par la révolution informationnelle. Mais l’internet ne conduit pas au communisme informationnel. Ce n’est qu’un moyen technique nouveau pour communiquer ; l’internet comme le réseau ou les mass-medias n’est qu’un « mode de relation, il ne dit rien des contenus de la fonction d’agrégation, c’est-à- dire de ce qu’il y a à défendre en commun au sein du réseau. »

Le constat vaut pour les partis politiques comme pour les organisations syndicales : le moyen pour communiquer ne peut être confondu avec la teneur du message, on s’en est bien rendu compte lorsque, lors des dernières élections présidentielles, en France comme aux USA, certains commentateurs et hommes politiques ont mis le succès ou l’échec électoral des candidats sur le compte d’une bonne ou mauvaise « communication », en faisant l’impasse sur les programmes présentés, et sur la connivence croissante entre le socialisme « libéral » et la droite libérale. Cela ne veut pas dire pour autant que la manière de mener la bataille de l’opinion publique n’est pas fondamentale : le meilleur programme décrété d’en haut n’aura ni crédibilité ni large soutien, s’il ne fait pas l’objet d’une véritable mobilisation des citoyens et d’une appropriation individuelle des enjeux politiques en cause. C’est justement ce qui a manqué à la révolution soviétique, à l’autogestion yougoslave ou aux nationalisations françaises. Mais ce qui a manqué par contre aux expériences et mouvements autogestionnaires c’est une coordination démocratique et efficace qui puisse résulter d’une synthèse maîtrisée entre démocratie représentative et démocratie directe, entre participation locale et représentation globale. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (internet, télé-conférences) permettent aujourd’hui de résoudre le problème de la distance spatiale qui séparait sur un vaste territoire, à l’époque de Rousseau, assemblée du peuple réuni et assemblée de ses représentants ; encore faut-il que s’exprime une volonté politique pour ouvrir l’organisation partisane au contrôle populaire, décentraliser les débats et les décisions, et mettre fin au monopole du pouvoir détenu par une élite politique (cumul des mandats chez les élus notables ; sélection technocratique ou clanique des candidatures ; refus du contrôle direct par les militants de base).

*Sociologue , directeur de recherche émérite au CNRS, adhérent au NEP. Dernier ouvrage paru La crise des deux socialismes – leçons théoriques, leçons politiques, Le temps des Cerises, Paris, septembre 2008

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