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« Les jeunes réclament simplement d’être pris en compte dans l’élaboration des réformes »

Michel Fize est sociologue, et retraité, depuis peu, du CNRS. Spécialiste de l’adolescence, il vient de publier Jeunesses à l’abandon (éd. Mimésis, 2016). Il analyse pour Le Monde l’inquiétude exprimée chez lycéens et étudiants concernant le projet de loi El Khomri.

« Les jeunes en tant qu’individus sont redoutés : ils inquiètent », écrivez-vous dans Jeunesses à l’abandon, publié mardi 8 mars, à la veille de l’appel à la mobilisation d’une vingtaine d’organisations de jeunesse contre le projet de loi travail. Mais de quoi se nourrit précisément cette inquiétude ?

Les jeunes inquiètent, en effet, parce qu’ils veulent leur place, toute leur place, mais, modestement, rien que leur place dans cette société. Ils veulent du travail, pas moins que les autres ; ils veulent un logement, une bonne santé, pouvoir se distraire, et ce pas moins que les autres. Ils veulent vivre normalement en somme, ce qui est la moindre des choses dans une « présidence normale », leur semble-t-il.

Ils n’en apparaissent pas moins aux adultes, qu’on veuille ou non le reconnaître, comme des concurrents : des concurrents sur le marché du travail… comme pour la classe politique. Pierre Bourdieu l’a très bien expliqué autrefois : les conflits de génération cachent, en réalité, des enjeux de pouvoir.

L’inquiétude à l’égard d’un mouvement étudiant ou lycéen, réputé imprévisible, n’épargne pas les plus hautes sphères de l’Etat…

Même s’il se sent sans doute protégé par son « label » de gouvernement de gauche, le pouvoir actuel ne peut pas ne pas s’inquiéter d’une jeunesse qui, à travers l’histoire, dans ses mouvements sociaux, a défendu des positions intransigeantes, sans concession. En 1994, elle réclamait le retrait pur et simple du contrat d’insertion professionnelle (CIP). En 2006, le retrait pur et simple du contrat première embauche (CPE). Aujourd’hui, c’est aussi sa revendication à l’égard du projet El Khomri.

Y a-t-il selon vous dans le projet de loi travail l’étincelle susceptible de pousser la jeunesse, massivement, dans la rue ?

« il y a, dans ce texte, des dispositions qui peuvent légitimement inquiéter les futurs travailleurs »

A la base de tout mouvement de jeunes, il y a bien un « événement-prétexte » – au bon sens du terme –, une opportunité d’action. La mobilisation actuelle, on ne peut l’occulter, est partie du monde du travail, des syndicats professionnels. Si le projet de loi ne concerne pas immédiatement ni spécifiquement la jeunesse, il peut jouer le rôle de déclencheur, d’autant qu’il y a, dans ce texte, des dispositions particulières qui peuvent légitimement inquiéter les futurs travailleurs – conditions de licenciement, situation des apprentis…

Si la jeunesse, depuis dix ans, a pu paraître assoupie, comme endormie, elle subit beaucoup, et ce sans rien dire, elle qui est née dans la crise. « Crise » : ce mot ne veut presque plus rien dire pour cette génération, parce que la crise est un phénomène dont on sort, alors que pour nos jeunes, elle est devenue un état permanent. Et pour une génération qui subit autant, un « prétexte » peut suffire à l’embrasement.

Peut-on faire le parallèle avec les conditions de la mobilisation contre le CPE, qui avait amené la droite à reculer il y a dix ans ?

En 2006, avec le mouvement contre le CPE, et même avant, en 1994, contre le CIP, la jeunesse était impactée à plus court terme par les projets gouvernementaux. Il n’empêche, et l’émotion soulevée par la réforme des retraites de 2010 l’a bien montré, les jeunes s’inquiètent naturellement pour leur avenir.

Pour autant, la situation actuelle conserve sa spécificité : ce mouvement – du moins tel qu’il est annoncé – est le premier depuis longtemps à mettre en scène des jeunes de gauche, progressistes, qui se soulèvent contre un gouvernement de gauche.

La mobilisation existe aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Est-ce un indicateur de celle, à venir, dans la rue ? Une protestation virtuelle a-t-elle vocation à se substituer, pour les jeunes, à une expression plus traditionnelle ?

De ce point de vue, cette mobilisation à valeur de test. Il paraît peu raisonnable de penser que le million de signataires de la pétition contre le projet gouvernemental va se transformer en autant de manifestants. La vraie question est de savoir si la forte mobilisation sur Internet va constituer un accélérateur du mouvement ou, au contraire, un frein, certains signataires, à cet égard, pouvant penser avoir accompli leur devoir de citoyen par la voie pétitionnaire.

Je crois, pour ma part, en l’articulation des deux formes de mobilisation. La pétition est un acte solitaire ; une manifestation de rue est une action collective où la sociabilité règne en maître, et c’est important dans des mondes de grande solitude, cet entre-soi groupal.

Les médias portent la voix des syndicats étudiants et lycéens, et moins celle de cette jeunesse populaire éloignée des établissements scolaires et universitaires comme des grands centres urbains. De la majorité silencieuse, en somme. Peut-on parler de jeunesse autrement qu’au pluriel ?

Les médias participent, avec les politiques mais aussi parfois avec les sociologues, à cette division des jeunes. On distinguait autrefois la jeunesse bourgeoise de la jeunesse ouvrière ou paysanne ; aujourd’hui, c’est plutôt la « bonne » jeunesse d’un côté – celle des lycées et universités –, la « mauvaise » jeunesse de l’autre, populaire, en situation de grande précarité sociale, peuplant les cités et villes-dortoirs.

Pour moi, ces jeunes dans des situations différentes forment une seule et même génération, prise dans les filets de la précarité, affectée de plus en plus par le chômage. Certes, un jeune non diplômé est toujours plus exposé au chômage qu’un diplômé, mais ce qui me semble plus important à souligner, c’est qu’un diplôme est trois fois plus exposé au chômage aujourd’hui qu’il y a quinze ans.

A un an de l’élection présidentielle, si le mécontentement ne s’exprime pas sur la place publique, peut-il trouver un exutoire dans les urnes ?

Il faut sans doute s’y préparer : après avoir rappelé que le « parti abstentionniste » est le premier parti de France, et plus encore pour les jeunes, l’on sait que le Front national est devenu le premier parti des jeunes votants de ce pays. C’est aujourd’hui le FN qui prétend redonner espoir à la jeunesse, c’est dire…

Si les jeunes sont lucides sur la situation générale, politique, économique, écologique… ils demeurent néanmoins confiants dans leurs capacités propres à se faire une place dans la société. Ce courage mérite d’être souligné. Je veux voir, pour ma part, dans cette ébauche de mobilisation une résurgence de conscience citoyenne. Les jeunes mobilisés ne veulent pas démolir la société mais réclament avant tout leur prise en compte dans l’élaboration des réformes. D’être simplement des partenaires sociaux, en somme.

  • Mattea Battaglia
    Journaliste au Monde

Un article paru le 9 mars 2016 sur www.lemonde.fr

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