Tunisie, Egypte : des cyber-révolutions ?

L’émergence mondiale de mouvements sociaux issus des réseaux des internautes (Facebook, Twitter, etc…) met au premier plan la dimension politique de la révolution informationnelle et le rôle clé de la notion d’information, seule à même de relier la révolution technologique de l’informatique, son pouvoir de subversion politique (l’autogestion des réseaux horizontaux) et les rapports de pouvoir entre ceux d’en haut (les oligarques) et ceux d’en bas (les exclus des pouvoirs centraux). Face à des médias contrôlés par les pouvoirs d’état centraux, les informations librement véhiculées par les réseaux Internet, sont aujourd’hui un formidable contre-pouvoir de ces coopérations autogérées. Avec cependant une double limite.

1) Les acteurs de ces mouvements sociaux sont essentiellement les jeunes diplômés prolétarisés (chômage, précarisation, paupérisation) et exclus de la vie politique accaparée par les pouvoirs oligarchiques. Mais quels sont leurs liens avec « les autres » : les « sans » (sans diplômes, sans domicile fixe, sans papiers, sans accès à internet), mais aussi les générations à statut qui ont bénéficié des acquis des luttes sociales des années 50-70 ?

2) Les manifestations de rues (de l’Ukraine à l’Egypte ou à l’Iran)  ont en commun la revendication du droit d’expression et expriment la colère sociale face à des institutions représentatives qui ne représentent plus les masses populaires ; mais elles ne débouchent pas « spontanément »  sur des gouvernements qui pratiquent une politique économique anti-libérale. L’obstacle majeur réside dans la coupure entre la vitalité des réseaux locaux et leur difficulté à constituer une coordination stratégique globale face à la centralité pyramidale des pouvoirs étatiques. Alors que les manifestations associent toujours « le pain et la liberté », le fossé reste toujours aussi profond entre la démocratie bourgeoise parlementaire, la liberté d’expression et les instances centralisées du gouvernement économique toujours dominé par l’idéologie néo-libérale.

En même temps, l’interaction de ces mouvements sociaux et de la sphère économique est de plus en plus visible : non seulement les fameux « marchés financiers » sont particulièrement sensibles à ces mouvements  sociaux, mais leur affolement repose sur la certitude que si le refus massif des politiques d’austérité  budgétaire ( et des largesses publiques à l’égard des banques) persiste, c’est toute la politique néo-libérale qui sera remise en cause. Manque alors l’articulation entre ces formes nouvelles de démocratie directe et la nécessaire démocratie représentative au niveau local, global : comment contrôler les représentants ? Comment éviter les cumuls, le clientélisme des notables, comment veiller à la rotation des fonctions électives ?

Révolutions ?

Si l’on voulait comparer les révolutions du XIXème siècle qu’analysa Marx (1830,1848, 1870) et le révolutions actuelles, on ne peut qu’être frappé par les ressemblances et les différences. Ressemblances : des révolutions « réussies » dans leur phase anti-dictatoriale, anti -« monarchiques »,  dans la reconnaissance du droit d’expression et d’association ; mais des mouvements  sociaux « récupérés » par les élites politiques censées les représenter. Différences : les révolutions du XIX ème siècle ont été des révolutions bourgeoises, au détriment des classes ouvrières « instrumentalisées » par les petits bourgeois, fondateurs de la démocratie  parlementaire. En 2011, les acteurs « révolutionnaires » ne sont pas majoritairement des ouvriers ( même s’ils ont joué un rôle important dans la lutte contre la dictature en Tunisie), mais des jeunes diplômés, et des travailleurs de l’information, allergiques aux dispositifs délégataires sur lesquels s’est bâtie la démocratie bourgeoise. L’incertitude des cyber-révolutions réside dans l’ambivalence même de la révolution informationnelle, à la fois subversive contre tous les pouvoirs mais dominée aujourd’hui par l’idéologie libertaire néo-libérale, à travers l’exaltation d’un individualisme sans rivages. L’avenir dira si les luttes sociales des jeunes diplômés contre les politiques économiques actuelles les conduira à tisser de nouvelles solidarités avec toutes les couches populaires, et à dépasser le capitalisme informationnel.

Tribune de Jean Lojkine publiée dans l’Humanité du 5 février 2011.

Sociologue. Dernier ouvrage paru : La crise des deux socialismes, Le temps des cerises, 2008.

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