Du temps. Il m’en a fallu pour franchir le pas. Bien engoncé dans ma vie professionnelle je n’avais pas l’intention d’en changer. Nanti ? Peut-être, en tout cas je ne ressentais pas le besoin de m’investir.
Et puis il y a eu le 21 avril 2002. Premier choc. Je revois encore l’écran de mon téléviseur… 19 h 59’, les secondes s’égrainent et soudain… l’horreur ! La tête de Le Pen apparaît dans un fondu-enchaîné à côté de celle de Jacques Chirac. Je reste tétanisé « Je cauchemarde, ce n’est pas possible ! » Puis dans une noria funeste les politiques défilent devant la caméra, abasourdis, médusés, certains bégaient, les uns rejettent la responsabilité de cette bérézina électorale sur les autres. « Un peu tard, messieurs-dames ! » ai-je envie de leur crier.
Mais le mal est fait et je ne peux pas rester les bras croisés. Le 1er mai suivant je me retrouve sur la Canebière pour défiler. C’est la première fois que je participe à une manif. A l’époque, je porte encore la robe, non pas celle de cardinal mais la toge noire des gens de Justice. Nous savons tous dans ces professions que la dictature frontiste au pouvoir c’est d’abord la justice que l’on va étriller. Alors, nous réagissons, nous descendons dans la rue pour défendre la liberté. Sous l’odeur des merguez qui grillent à chaque coin de rue c’est un défilé de « corbeaux » qui arrive devant la gare Saint-Charles. Les paroles de la Marseillaise se mêlent à celle de l’lnternationale « Allons enfants de la patrie, groupons-nous et demain… »
L’extrême-droite, je connais. J’ai vu les dégâts de la municipalité Mégret à Vitrolles en 1997. Fermeture autoritaire des salles de spectacle et changement des noms de rues. Les plaques de François Mitterrand, Salvador Allende, Nelson Mandela et Olof Palme passent à la trappe de la haine communale. Une période noire que personne ne veut revivre. Alors, le gang de Saint-Cloud à l’Elysée, je préfère ne pas imaginer.
Il y a eu aussi le deuxième choc : l’affaire Kerviel. Je passe sur les démêlés judiciaires du trader au sourire triste mais c’est le montant faramineux des sommes mises en jeu qui interpelle : 50 milliards. Le vertige ! Un chiffre qui donne le tournis mais une somme fictive, irréelle, une bulle qui se promène au-dessus des marchés financiers et qui risque d’éclater à tout moment. Je pressens alors que nous sommes entrés dans une période folle, une ère dans laquelle nous ne maîtrisons plus rien, un système qui s’emballe et qui peut nous emporter dans une dévastation violente si on ne le freine pas. Je comprends qu’une catastrophe mondiale se profile. J’en ai perçu les prémices lors du passage à l’Euro. Je me souviens de mon papetier en train de changer un écriteau sur lequel figurait l’ancien prix : 3 Francs, le commerçant l’avait barré pour le remplacer par… 3 Euros. Ce jour-là je prends conscience que nous ne tiendrons pas le choc, que les commissaires européens ont procédé à un mariage forcé : celui de la carpe et du lapin. Que cette union factice constitue le premier pas vers un dérapage incontrôlé du monde monétaire. Je me rends compte que notre avenir se joue entre les mains de fonctionnaires bruxellois sans état d’âme, que nous ne sommes plus maîtres de notre économie ni de notre monnaie, que nous avons vendu notre destin à des apprentis-sorciers qui gardent l’œil gauche rivé sur les résultats du CAC 40 et le droit sur les ukases des potentats financiers. Et la cerise amère sur le gâteau empoisonné arrive en 2008. Sans pudeur et sans scrupules, le pouvoir en place bafoue la parole sacrée du peuple français en faisant adopter grâce à des artifices sémantiques le traité de Lisbonne que celui-ci avait rejeté 3 ans plus tôt. Le diagnostic semble limpide : nous avons perdu notre souveraineté, notre honneur et notre liberté.
Et puis, il y a la misère. Cette indigence sociale qui s’est installée partout en Europe. Je la côtoie tous les jours. Sur le marché de la Plaine, je vois chaque matin des retraités anxieux qui se cachent derrière les étals pour acheter une seule carotte ou un seul navet pour cuire la soupe du soir. Je vois des mères de famille qui passent les étiquettes à la loupe afin de trouver le meilleur prix. Je vois des femmes qui ramassent les légumes abîmés en fin de marché. Je vois ces hordes de chômeurs qui hantent les locaux de Pôle-Emploi tels des fantômes désabusés à la recherche de la reconnaissance sociale que seul le travail peut leur offrir. Je regarde ces milliers de miséreux qui se pressent l’hiver devant les Restos du cœur pour recevoir une boîte de haricots ou un paquet de pâtes.
Comment en est-on arrivé là ? Par quel maléfice avons-nous été touchés pour nous retrouver dans cette détresse ? Comment peut-on accepter cette défaite sociale alors que les conglomérats financiers génèrent des bénéfices colossaux que l’on étale sans vergogne dans la presse ?
Il fallait bouger. J’ai jeté ma robe noire dans le panier aux souvenirs et j’ai intégré une école de journalisme. A 50 ans je suis revenu m’asseoir sur les bancs de la fac. J’ai renoué avec le bonheur d’étudier, d’apprendre, de connaître, cette merveilleuse joie de s’ouvrir à d’autres cultures, à d’autres horizons et à un autre métier.
J’ai aussi décidé qu’il fallait s’investir, secouer le joug des bien-pensants. J’ai donc frappé à la porte des progressistes. C’est la colère qui me porte, celle de voir cette pauvreté qui progresse, celle de voir le cynisme nauséabond d’un système obsolète qui arrive en fin de vie, mais c’est aussi l’espoir qu’un jour les choses changent. « Si l’on bâtissait une maison du bonheur, la plus grande pièce serait la salle d’attente » écrivait Jules Renard.
Alors, attendons-le tous ensemble et surtout, agissons !
Max Clanet, journaliste d’investigation indépendant, membre du mdP
Une réponse
merci pour ce beau texte, bon résumé de ceux que beaucoup d’entre nous ressentent et vivent. reste à trouver comment changer? parfois on est tenté de penser qu’il vaut encore mieux que les choses évoluent plus vite encore vers des catastrophes, et que ce choc deviendrait alors générateur d’une « révolution », propre à changer le système, à devoir en inventer un nouveau; En effet,change-t-on un système aussi tentaculaire progressivement ? ou doit-il être carrément « renversé »?